====== Otomo Ubawa ====== ===== Takohime ===== Le grand hall de Toshi no Aida ni Kawa était tout-à-fait atypique. Comme la plupart des cours de l’Empire au début du printemps, il bruissait encore des murmures des invités qui s’attardaient, bien sûr. Il n’était pas non plus crasseux, comme celui du palais des Shinjo. Des chevaux, au milieu des courtisans! Vraiment. Non, rien de tout cela. Pourtant, Takohime percevait quelque-chose de dérangeant ici. Envoyée à la cour d’Hiver afin de soutenir les intérêts de son père, Takohime avait été prise dans une violente tempête de neige au pied des montagnes, juste avant la passe de Beiden. Avec son escorte, elle avait alors tenté de rejoindre la passe de Seikitsu, plus au nord, mais le temps d’y parvenir, la route s’était bloquée là aussi. Elle avait donc passé l’hiver chez les Scorpions, et c’était seulement un mois auparavant qu’elle avait pu reprendre sa route. La jeune femme s’était dit qu’après une saison passée chez les insidieux scorpions, dans leurs palais dont les murs se déplaçaient sans-cesse et ou le pouvoir de tuer avec les mots s’était élevé au rang d’Art, elle serait heureuse de découvrir l’exotisme Licorne tant vanté par ses amis. La vérité, c’est qu’elle était tout aussi déroutée: ces gens étaient si rustre, si étranges — si différents. Toute à ses réflexions, Tako écoutait d’une oreille discrète ses hôtes qui déclamaient des vers. Même leur poésie n’était pas conventionnelle. Plutôt que de suivre les règles rigides du Haiku ou du Tanka, ces «poésies de voyages» semblaient s’appuyer sur l’alternance des tons. Le résultat était déconcertant, mais parvenait tout de même à une sorte d’harmonie. Enfin, d’une certaine manière. Son intérêt s’éveilla lorsque, plutôt que de se lancer dans une autre de ces poésies aux accents chantonnants, un nouveau personnage entama un conte des temps anciens. L’homme, visiblement un bushi à la musculature développée, raconta l’histoire de Moto Soro, l’un des fondateurs du Clan de la Licorne. Cela faisait quelques jours que Tako l’observait du coin de l’œil, et l’autre ne prenait pas la peine de dissimuler de longs regards appréciateurs. L’homme parlait d’une voix rauque et d’un ton brutal, la voix d’un homme plus habitué à la tourmente de la guerre qu’au velours de la cour. Poursuivant son récit, le Moto lança à la jeune fille un regard paillard. Takohime le lui renvoya, dissimulant un sourire derrière son éventail. Les choses allaient enfin devenir intéressantes... ∴ Cela faisait deux jours que Takohime n’avait pas quitté ses quartiers. La lettre lui était parvenue alors qu’elle-même écrivait une missive à Tsume, son nouvel amant. Celle-ci reposait toujours, inachevée, sur l’écritoire de la jeune femme, attendant son bon vouloir. Toujours incrédule, elle relut de nouveau la lettre. //«Ma fille, Je suis heureux d’apprendre que tu es enfin parvenue à destination. Malgré le contretemps imposé par cette tempête, j’ai encore bon espoir que nous puissions obtenir des concessions avantageuses. J’ai moi-même passé l’hiver à Kyûden Seppun, ou j’ai eu l’honneur de rencontrer Otomo Akeda, un éminent représentant de la Magistrature Impériale. Nous avons beaucoup discuté, et c’est maintenant un bon ami. Lui et moi avons convenu de te marier à son fils aîné, Shourai, lorsque celui-ci aura atteint l’âge requis. Tu devras être de retour à Ookami Toshi avant le mois d’Akodo, pour la cérémonie de fiançailles. J’espère que le temps qu’il te reste à passer sur les terres de la Licorne te permettront de remplir tes devoirs avec honneur. J’espère que tu te portes bien. Puissent nos ancêtres te guider dans ta tâche. Doji Masaro, Gouverneur d’Ookami Toshi.»// Bien qu’elle eût su depuis son plus jeune âge qu’elle était destinée à une alliance politique, Tako avait toujours pensé qu’on lui aurait au moins présenté l’autre parti durant les négociations. Son père avait brûlé les étapes, visiblement il n’avait même pas pris la peine de faire appel aux services d’une nakodo… Cela ne lui ressemblait guère. Et c’était fort contrariant. Tsume… Mais pourquoi, au juste? Tsume n’était qu’une passade, un plaisant épisode agrémentant un ennuyeux séjour forcé au sein d’une cour étrangère. Cela faisait partie du jeu. Elle n’aurait qu’à prendre garde à rajouter ces herbes à son thé, et à éconduire le barbare le moment venu. Et pourtant… Pourtant, cela faisait deux jours que Takohime n’avait pas quitté ses quartiers. ∴ Les jardins, d’ordinaire calmes et apaisants, étaient bondés. Un mariage impérial impliquait généralement un grand nombre d’invités, quelle que soit la personne qui rejoignait la famille. Dans ce cas particulier, l’union d’une Doji alliée au caractère ancien et honorable de la lignée d’Otomo To, dont les ancêtres furent parmis les premiers Magistrats d’Émeraude, ajoutaient un aspect tout particulièrement solennel à celui-ci et l’assistance était fort nombreuse. Bien que préparée à un tel événement depuis sa plus tendre enfance, Takohime se sentait nerveuse. Naviguant parmi les courtisans qui la pressaient de toutes part, chacun y allant de sa sympathie, de ses encouragements, de son petit mot enfin destiné à se faire remarquer sous un jour favorable, elle sentait son estomac se nouer un peu plus à chaque pas. Tsume n’était pas venu, bien sûr. Elle avait bien tenté de négocier, mais son père s’était montré intraitable. «Admettons, avait-il dit, que nous puissions traiter et commercer avec ces barbares. Mais que l’un de ces sauvages, un Gaijin, soit présent le jour des noces de ma filles, serait parfaitement inacceptable. Je regrette, Tako-chan, mais c’est impossible.» Il lui manquait profondément. Cela ne faisait pourtant que quelques semaines qu’ils s’étaient quittés, sur un dernier baiser volé entre deux arbres, à la nuit tombée. Sur un coup de folie, il avait traversé l’empire jusqu’à Ookami Toshi, et ils avaient passé de délicieuses nuits ensemble, mais il était rentré chez lui à présent. Elle manqua sursauter lorsqu’un petit homme, vêtu d’une riche tenue de cérémonie aux couleurs d’émeraude, s’inclina devant elle. L’homme n’était pas foncièrement laid, mais pas joli pour autant, et malgré son jeune âge il montrait déjà les prémices d’une obésité future. Il se dégageait de lui une aura malsaine, comme si l’air des jardins lui-même ne souffrait sa compagnie. Réprimant un frisson de dégoût, elle prit la main qu’il lui tendait et ensemble, ils rejoignirent l’estrade et le petit autel ou les attendaient les shugenja. Seppun Gomaru énonça une courte prière destinée à bénir l’assemblée, puis ouvrit les yeux sur les promis. — Otomo san, Doji san, vous êtes ici ce jour afin de sceller devant les kami l’union de deux des plus anciennes familles de l’Empire. Êtes-vous prêts à prononcer vos vœux ? Il se tourna alors vers l’homme. — Moi, Otomo To, accueille Doji Takohime au sein de ma famille. Son honneur sera mon honneur, et sa force sera ma force. Je la chérirais et la soutiendrais en toutes choses, dans le bonheur et dans le malheur, dans la joie et dans l’épreuve, jusqu’à la fin de mes jours. Le vieux prêtre se tourna alors vers Tako, qui éprouvait maintenant une douleur au creux du ventre. Celle-ci reprit: — Moi, Doji Takohime, rejoins Otomo To au sein de sa famille. Son honneur sera mon honneur, et sa force sera ma force. Je le chérirais et le soutiendrais en toute chose, dans le bonheur et dans le malheur, dans la joie et dans l’épreuve, et je tiendrais pour lui sa maison et élèverais ses enfants, jusqu’à la fin de mes jours. Gomaru se rapprocha alors et lia les poignets des deux époux d’un ruban de soie rouge, avant de s’écarter et d’entamer une nouvelle prière, plus longue. Alors que ses assistants se lançaient dans leur danse rituelle autour de l’estrade, appelant les Fortunes à bénir la nouvelle union, il tira de sous l’autel un petit service à saké et remplit les deux coupes. Tako se rappela, alors qu’elle s’apprêtait à sceller le rituel, ces trois années qu’elle avait vécues. Oh, au début, ce n’était qu’un jeu, bien sûr. Un bushi séduisant et fort, l’attrait de l’exotisme… Ce n’était qu’une aventure de cour, rien de plus. Toutefois, le temps passant, elle demeurait à Toshi no Aida ni Kawa plus que son devoir ne l’exigait. Elle s’était mise à attendre ces intermèdes avec Tsume avec impatience, puis avec une excitation de plus en plus inconvenante. Le jeu se transforma en passion, malgré l’interdiction de son Masaro lorsqu’il l’apprit. Et il dura. Jusqu’à aujourd’hui. Ravalant ses regrets, Takohime porta sa coupe à ses lèvres une première fois, à l’unisson avec son époux, tout en croisant sa main avec la sienne. Puis une seconde fois… Elle sentit la nausée monter, mais se maîtrisa. Une troisième fois, elle but... C’était fait. Le shugenja prononça les dernières paroles rituelles, et les époux devraient maintenant faire bonne figure une heure ou deux. Ensuite, Tako pourrait s’éclipser et aller se soulager, avant de changer de robe pour la longue soirée qui allait suivre. Une nouvelle nausée monta, elle la jeune femme commença à se poser des questions: était-ce vraiment lié à l’inquiétude du mariage? Tout de même, cela durait maintenant depuis le matin… ===== Ichiro ===== — Détendez-vous, maîtresse! La vieille domestique s’affairait autour de Tako depuis deux bonnes heures maintenant. — Il n’est pas encore prêt, nous avons tout le temps. Les douleurs avaient commencé depuis quelques jours, prémices tardives d’une venue au monde qu’elle n’espérait plus. Le bébé aurait être là depuis plusieurs semaines! À présent, les contractions n’étaient plus espacées que de quelques minutes. Malgré les assurances de Naoko, le moment était proche. Tako se tendit à nouveau alors qu’une nouvelle contraction remontait le long de sa colonne vertébrale. Hujokujo, quelle douleur! Toute à son travail, elle se força à penser à ces moments passés avec Tsume, cherchant à écarter son esprit de la souffrance. Qu’elle regrettait ces moments, ces doux moments, si proches et si lointains à la fois… Benten lui avait accordé ses faveurs, puis semblait avoir tourné son regard dans une autre direction… Par les kami, To ne devait jamais savoir ce qui s’était passé. S’il venait à se douter que son enfant n’était pas… Oh, cette douleur… Perdant le fil de ses pensées, Tako laissa échapper un faible gémissement, alors que, de nouveau, son bas-ventre se tendait, diffusant de nouvelles vagues de douleur. — Naoko, dit-elle en serrant les dents, je crois que… Celle-ci était… différente. Je crois qu’il est là. Naoko lâcha instantanément les linges qu’elle portait et se précipita pour aider sa maîtresse, à l’affût. La souffrance la saisit encore, et un hurlement rauque lui déchira la gorge. Ses yeux la brûlaient, et elle se demanda à quand remontait la dernière fois qu’elle avait bu. Et la douleur, encore… et encore… Elle entendit sa servante crier qu’on amène un serviteur Eta, puis perdit toute conscience de son environnement. Il n’y avait plus que la fatigue, ses yeux rougis, sa voix qu’elle sentait se briser, et cette souffrance, par les kami, cette souffrance! Une pause. Le temps sembla se suspendre. Pourquoi un Eta? Si Naoko avait jugé bon de… Elle de demanda vaguement comment To prendrait la chose, puis se sentit emportée par un raz-de-marée provenant de ses reins. Elle n’entendait même plus ses propres cris. Hujokuo, pourquoi me fais-tu ça? Puis ce fut fini. Épuisée, Tako s’affala sur le futon, haletante. Un moment passa. Reprenant peu à peu ses esprits, elle se redressa un peu sur ses coudes. — L’enfant, fit-elle d’un voix affaiblie. Comment va… — Il va bien, Otomo-sama. Votre fils vient d’ouvrir les yeux. Elle leva les yeux vers sa servante, puis vers l’Eta, qui portait dans ses bras un énorme nourisson couvert de sang, agitant en tous sens ses membres potelés. Inari, elle avait porté ça dans son sein durant tous ces mois? Et cette tête… étrangement allongée… était-ce normal? Elle se laissa retomber sur le futon, brisée de fatigue. Peu importait. Cet enfant était le sien… Et celui de Tsume. Il le serait à jamais. — Ichiro… Il s’appelle Ichiro… Alors qu’elle sombrait dans le sommeil, un faible sourire aux lèvres, elle ne vit pas le regard lourd de sens qu’échangèrent Naoko et l’Eta. Pas plus qu’elle ne réalisa que son fils n’avait pas poussé le moindre cri. ∴ //Partie 2: le Dojo// ∴ //Partie 3: Cauchemars// ∴ //Partie 4: Conflit// ===== Ubawa ===== - Gempukku - Le mariage - Il descend de son cheval… les fesses en avant - Une séance à la cour de Shiro Otaku Shōjō